Premier pas sur la terre gelée du Spitzberg Svalbard > Spitzberg
Le premier pas sur la terre gelée du Spitzberg, et déjà un choc sensoriel. Sonore. La neige crisse sous mes pas, elle grince et gémit. Le son vole, y étincelle…
La lumière est douce à minuit, une gamme de jaune-orangé et de magenta. L’air est immobile pur et saisissant, quelque chose comme -15°C. L’instant est irréel, j’aperçois des falaises, des glaciers, et des baraquements aux couleurs vives. Mais l’heure n’est pas à la promenade, nous avons une expédition à préparer.
La quantité de matériel est impressionnante. La qualité également, pas de place au hasard. Olaf, le chauffeur de la chenillette est un bougon. Buée dedans, brouillard dehors, seuls les chaos témoignent que nous nous déplaçons. Quelques heures plus loin, Olaf arrête son engin démoniaque, grille sa 27éme clope et déclare que nous sommes arrivés. Nous déchargeons notre bardas, il s’en va, laissant le silence s’abattre sur nous. On se regarde, on se retourne. « Bon, on monte le camp et on fait un thé ? » Tout le monde approuve…
L’heure est à l’action. Aux actions, celles qui vont rythmer nos 12 jours d’expédition. Monter le camp, ce qui consiste à dresser les tentes, vider les pulkas, faire fondre de la neige, installer le périmètre anti-ours … Après ces efforts, le réconfort d’un chaleureux dîner dans la tente mess. On y englouti soupes et plats lyophilisés dans un bain de vapeur réconfortant, on rit, on devise, qu’importe si la tempête se lève, le camp est dressé! La nuit se passe dans son duvet et dans des rêves de congères et de glacier. Au matin, il faut un peu de temps pour s’organiser, déjeuner et tout faire rentrer dans les pulkas. Enfin la journée de randonnée peut commencer.
Techniquement, c’est assez simple, il suffit d’avancer en tirant le traîneau. Deux options : avec ou sans skis, en fonction de la portance de la neige. Pour le reste, on consacre son attention et ses efforts à réguler sa température interne. L’effort est parfois intense, la température ressentie très variable en fonction de l’ensoleillement, du vent, de l’altitude. Alors on met ou on enlève un bonnet, les surmoufles ou les gants … et ainsi de suite, pour ne pas transpirer ni geler.
Une fois ces détails réglés, on peut lever les yeux et se faire plaisir. L’ambiance polaire est enivrante de silence et de paix. Le monde est figé. Tout y est grand, évidement beau et très sauvage. Cette île est une montagne, comme celles de tout l’archipel du Svalbard. Des montagnes de grès, ouvertes de larges vallées glaciaires. Ces vallées et la côte sont les seules zones accessibles au randonneur, en montagne rares sont les cols franchissables. Au bas d’une de ces vallées, l’horizon s’élargit, nous débouchons face à la banquise. Plein sud, par la « plage » nous progressons rapidement entre les falaises de la côte et la mer gelée. Mais à un cap, une large baie s’ouvre devant nous.
C’est une toute petite fissure dans la neige. Deux ou trois centimètres tout au plus. Plus large on l’appellerait une crevasse. Mais je suis sur une plage, devant moi c’est la mer. Gelée, chaotique, méconnaissable, mais la mer. Et la simple idée d’aller sur la mer avec des skis me paraît absurde. Mais il est trop tard pour y penser. Quelques foulées plus tard, j’ouvre les yeux, vivant. L’horizon est toujours là, mais le « sol » est bien tourmenté. Des icebergs sont prisonniers de la banquise. Mais surtout, on voit bien que ça bouge là-dessous ! La pellicule de glace est modelée par les marées.
Malgré tout, nous avançons bien, sous le soleil. Jusqu’au moment où devant moi, Laurent s’immobilise et fixe un point à l’Est. Je l’imite. Il nous faut une poignée de secondes pour identifier la masse moins blanche que la neige qui bouge à 150 m de nous. Une grosse masse poilue accompagnée de deux boules bondissantes. Une ourse et deux oursons ! Et nous cinq sur la banquise ! C’est le moment de mettre en application les consignes. Maman ours nous observe, hume l’air sur ses pattes arrière, se rapproche insensiblement. Nous crions dans un bel ensemble, puis improvisons un concerto pour pelle à neige et bidons. Maman ours réfléchit, ce qui lui arrive rarement. La carabine est prête, le petit jeu dure peut-être une demi-heure, puis maman ours décide subitement qu’il est l’heure d’aller chasser le phoque et s’en va. Tout s’est passé en douceur !
Nous quittons ensuite la côte pour les glaciers de calotte qui couvrent le centre de l’île. La pente est faible mais les pulkas diablement lourds. Le thermomètre s’effondre. De -18°C sur la côte, nous passons à -25 puis -30°C en plein effort. Au col, à 300 m d’altitude, au coeur d’un panorama saisissant de calotte polaire baignée du bleu-rose de la nuit … les -35°C nous font avaler en hâte une soupe tiède avant de dévaler vers la vallée. Plus loin, plus bas, au bord du grand lac qui l’été baigne le pied d’un glacier, mauvaise surprise: il fait encore plus froid. -42°C au thermomètre avant que celui-çi ne rende l’âme. Le menu du soir sera donc thé-vodka-duvet.
Toutes les bonnes choses ont une fin, et dès le lendemain, un redoux arrive. Redoux qui se transforme en dépression, qui se transforme en 25 cm de poudreuse. Le fonctionnement de notre équipe prend alors tout son sens: pour continuer: il faut faire la trace. On se relaie, on sue, on souffle, il fait chaud, -5°C c’est à peine supportable. Et cette vallée qui n’en finit pas, Reindallen, la vallée des rennes. Ils sont là ces étranges ruminants, trop occupés à gratter du sabot pour nous regarder passer les premières pentes du dernier col. Savent-ils que derrière le col nous trouverons la ville minière de Longyearbien, ses bars, sa pizzéria et son aéroport ? Peu importe cet autre monde, cette autre vie, pour eux comme pour nous il reste un col à grimper, la neige à fondre et le camp à dresser. La vie quoi !
Texte et photos : Damien Parisse